Créée il y a quatre ans à l’initiative de Patrick Weil, historien et directeur de recherche au CNRS, Bibliothèques Sans Frontières (BSF) est une ONG franco-américaine présente dans plus de seize pays. Elle se consacre à la dotation d’ouvrages et de matériel, à la construction de bibliothèques, à la formation professionnelle, ainsi qu’à la préservation et la promotion des patrimoines locaux écrits et oraux.
Présente depuis 2009 en Haïti, BSF a mis en place une mission face à l’urgence du séisme de janvier 2010, sous la forme d’un programme en coopération avec l’ambassade de France, le ministère de la culture haïtien et la MINUSTAH (Mission des Nations Unies en Haïti). Jérémy Lachal, directeur de BSF, nous en parle.
Pouvez-vous nous présenter l’initiative que vous mettez en place à Haïti ?
Nous travaillions depuis 2009 sur un projet de soutien à la création de 200 bibliothèques, avec le ministère de la Culture haïtien, l’ambassade de France et l’ONU. Avec le séisme, nos projets ont été remis en question car beaucoup des bibliothèques que nous avions construites ont été détruites. Nous avons procédé à l’état des lieux des sections patrimoniales, puis, à la demande de la Bibliothèque Nationale, nous sommes intervenus sur le terrain. Si nous avons bien entendu laissé la priorité aux ONG d’aide aux personnes, il y avait une véritable urgence quant à la préservation du patrimoine culturel haïtien, puisque les trois grandes bibliothèques patrimoniales ont été touchées. En effet, au delà des ouvrages littéraires, les archives et les manuscrits ont été gravement endommagés. Deux cents ans d’archives du ministère des Affaires Étrangères se sont par exemple retrouvés sous les gravats.
Un certain nombre d’anecdotes témoignent de l’attachement des Haïtiens pour leur patrimoine littéraire. Le jour où la Bibliothèque de l’École Normale Supérieure, l’une des plus grandes de Port-au-Prince, s’est effondrée sur elle-même, les professeurs et les étudiants ont rampé sous les décombres pour en sortir un à un les 18 000 ouvrages qu’elle contenait.
Un autre exemple, le jour où Frankétienne, l’un des géants de la littérature haïtienne est sorti de sa demeure très endommagée, les gens qui le suivaient dans la rue s’écriaient « le poète est vivant, Haïti est debout ! ». Même si l’illettrisme touche près d’une personne sur deux, les Haïtiens restent très attachés à la littérature et considèrent que la reconstruction du pays ne peut se faire sans un travail autour du livre.
En quoi consiste votre action ?
Elle s’articule autour de trois volets.
Dans un premier temps, c’est la question de l’urgence qui prime. Nous intervenons dans les camps de déplacés pour recueillir les récits, aider à l’expression du deuil, du traumatisme. Nous avons aussi monté des bibliothèques fixes dans huit camps avec nos partenaires haïtiens et l’ambassade de France, et développons de façon pérenne avec l’UNICEF un système de « malles bibliothèques ». Le but n’est pas seulement de mettre des livres à disposition mais de créer des activités, des animations en français et en créole, menées par de jeunes adultes issus des camps eux-mêmes. De plus, il y a un vrai besoin d’aller vers les gens. Aussi, nous allons bientôt avoir un premier bibliobus, sur le modèle du taxi haïtien. Ce sera un pickup qui pourra se faufiler partout, même là où les routes ne sont plus en bon état. Nous travaillons sur ce projet avec les acteurs locaux, notamment la Bibliothèque Nationale, la Direction du Livre et la Fokal (Fondation Connaissance et Liberté).
Le deuxième volet de notre opération consiste en la reconstruction des bibliothèques. Conjointement avec le réseau des bibliothèques publiques et associatives, nous avons, en 2010, travaillé à la réouverture de la Bibliothèque Nationale dont nous avons reconstitué près de quatre kilomètres de rayonnage, rééquipant le bâtiment dont les infrastructures avaient été fortement touchées. Dans le prolongement de notre action de sauvegarde des archives, nous travaillons à la création d’une Bibliothèque du ministère des Affaires Étrangères par la dotation d’ouvrages concernant le droit et les relations internationales, destinés aux universitaires et aux diplomates. Enfin, nous avons soutenu plus de 65 bibliothèques, et poursuivons avec d’autres projets, notamment la création d’une bibliothèque sonore pour les personnes souffrant de cécité.
Le troisième volet est le plus important. Il concerne la création de la Bibliothèque Numérique Universitaire de Port-au-Prince.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce nouveau projet ?
Cette bibliothèque va ouvrir ses portes en juillet. L’idée est de mettre gratuitement à disposition des étudiants des millions d’articles et d’ouvrages électroniques, en coopération avec les éditeurs et bases de données universitaires internationales qui ont tous joués le jeu en autorisant un accès gratuit. L’idée serait ensuite de tendre vers la création d’une revue universitaire solide en collaboration avec l’Université d’État d’Haïti. En effet, la voix, la transmission, la diffusion de la pensée d’un pays, d’une culture est plus efficace quand elle est portée par le support de l’écrit universitaire. Cet événement tragique permet en effet d’engager une réflexion autour des problématiques anthropologiques, sociologiques ou encore scientifiques.
Parallèlement à cela, 80 bibliothécaires haïtiens ont été sélectionnés pour être formés durant 4 à 5 mois en France, mais aussi pour travailler à l’Ecole Normale Supérieure de Paris qui met à disposition plus de 200 000 ouvrages. Il est en effet très important de former les personnels locaux car il appartient aux Haïtiens de se reconstruire grâce aux aides humanitaires, à ces projets et de donner du sens à leur développement. Ce n’est pas à nous occidentaux qu’il revient mener cette mission.
Pour conclure, quelles conséquences l’élection du nouveau président Michel Martelly peut-elle avoir sur vos actions ?
Cette élection change tout. L’aide internationale se débloque enfin avec l’arrivée d’un pouvoir exécutif pérenne, permettant de poursuivre les projets en retard à cause de l’instabilité politique. En effet, les fonds ne pouvaient être alloués à une structure étatique provisoire. Cependant, il reste difficile de préjuger de ce que Michel Martelly fera.
Céline Garcia
Pour aller plus loin :
– Site de BSF : http://www.bibliosansfrontieres.org/
– Pour faire un don de livres à BSF : http://www.bibliosansfrontieres.org/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=12&Itemid=18
– Site de la FOKAL, Fondation Connaissances et Libertés : http://www.fokal.org/
– Dossier « L’Unicef, Haïti et l’urgence » : http://www.unicef.fr/contenu/actualite-humanitaire-unicef/lunicef-haiti-et-lurgence-2010-01-13
– Pour en savoir plus sur Frankétienne : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/franketienne.html
– « Chronique d’un séisme pressenti » de Frankétienne : http://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article4933